La Diplomatie du Thé : Philosophie Temporelle Marocaine
« زمن إن شاء الله » ou la Temporalité de la Sérénité
Au Maroc, le temps n’est pas une course contre la montre, mais une danse avec l’invisible, où chaque pas est guidé par la confiance en un dessein supérieur. L’expression « إن شاء الله » (« Si Dieu veut »), murmurée dans les souks animés de Marrakech comme dans les montagnes de l’Atlas, incarne cette philosophie du lâcher-prise. Loin du fatalisme, elle révèle une sagesse millénaire : l’humain planifie, mais c’est le destin qui scelle. Cette conception, profondément ancrée dans l’âme collective, façonne un rapport au temps qui défie les logiques occidentales de productivité, invitant à une réflexion universelle sur l’équilibre entre maîtrise et acceptation, entre urgence et sérénité.
Dans sa dimension Historique et Spirituelle : Les Racines d’une Temporalité Hybride
Pour comprendre le temps marocain, il faut remonter aux caravanes transsahariennes et aux zaouïas soufies, où se mêlent spiritualité islamique et sagesse amazighe.
L’Islam soufi, avec ses cercles de dhikr (ذِكْرٌ) et sa quête d’extase mystique, a insufflé une vision du temps comme méditation perpétuelle. Le célèbre poète Al-Shushtari écrivait au XIIIe siècle : « Le temps est un miroir brisé : chaque fragment reflète l’éternité. »
Les Amazighs, gardiens des cycles lunaires et des rites agraires, ont quant à eux enseigné que le temps se cultive comme la terre : avec patience, en harmonie avec les pluies et les récoltes.
Ces deux héritages, comme le décrit l’historien Ahmed Toufiq, ont fusionné pour créer une temporalité mosaïque : le temps linéaire de la prière (5 moments fixes) coexiste avec le temps cyclique des fêtes villageoises (Imilchil, Ahwach). Cette hybridité explique pourquoi, aujourd’hui encore, un Marocain peut être rigoureux à la mosquée tout en délaissant sa montre lors d’un thé partagé.
Perception Sociale : Quand le Thé Devient Rituel Temporal
Imaginez une réunion professionnelle à Casablanca : le directeur écoute son interlocuteur avec une intensité qui défie l’agenda, tandis que le serveur apporte inlassablement du thé à la menthe. Cette scène banale résume le paradoxe du temps marocain :
La priorité à l’humain transforme chaque interaction en un rituel sacré, où la relation prime sur l’horaire. Comme le note la sociologue Fatima Mernissi, « au Maroc, le temps n’est pas compté, il est offert ».
L’ambiguïté perçue devient pourtant un choc culturel dans les joint-ventures internationales. Un manager français s’exaspère : « Ils arrivent toujours en retard ! », ignorant que ce « retard » est souvent un calcul social : éviter de blesser un ami en coupant court à une conversation.
Cette flexibilité, héritée des traditions nomades et des marchands de Fès, est une arme de résilience. Lors des crises (sécheresses, pandémies), c’est cette même souplesse qui permet aux réseaux familiaux de se mobiliser hors des cadres rigides et l’exemple nous l’avons vécu lors du Covid-19 et du séisme d’AlHaouz.
Temps Vécu vs Temps Mécanique : Le Paradoxe de la Modernité
Dans les ruelles de Fès, le muezzin appelle à la prière tandis que des adolescents scrollent TikTok. Cette coexistence symbolise la tension philosophique centrale :
Le temps vécu, cher à Bergson, est celui des émotions partagées – un repas de rupture du jeûne qui s’éternise, une négociation souk où chaque geste est théâtre.
Le temps mécanique, importé par la colonisation française (horaires ferroviaires, bureaucratie), impose un rythme étranger, souvent vécu comme une « violence silencieuse » selon le philosophe Ali Benmakhlouf.
Cette dualité crée des métissages surprenants : des artisans de Marrakech utilisent Instagram pour vendre leurs tapis, mais négocient encore le prix « en prenant le temps ». L’économiste Najat Vallaud-Belkacem y voit un atout : « Le Maroc invente un capitalisme relationnel, où le contrat naît de la confiance bien plus que du chronomètre. »
Impacts Socio-Économiques : La Résilience à l’Épreuve de l’Urgence
En 2020, le Covid-19 a révélé les forces et faiblesses de cette temporalité :
- Résilience communautaire : À Demnate, des paysans ont redistribué leurs récoltes via des réseaux informels, appliquant sans le savoir la théorie du don/contre-don de Marcel Mauss – une solidarité hors du temps marchand.
- Défis logistiques : Les vaccins sont arrivés avec des retards critiques, illustrant les risques d’une bureaucratie trop décentralisée.
Pourtant, le royaume a su tirer parti de sa culture du temps long : le Plan Maroc Vert (agriculture) et Noor (énergie solaire), lancés il y a 15 ans, portent aujourd’hui leurs fruits – preuve qu’une vision patiente peut épouser la modernité.
Géopolitique : La Diplomatie du « Insha’Allah »
Sur la scène internationale, le Maroc manie son rapport au temps comme un outil stratégique :
- En Afrique : Rabat déploie une « diplomatie du thé » – des réunions interminables où se tissent des alliances, à l’image de la réadmission de l’Union Africaine en 2017 après 33 ans d’absence.
- Face à l’Europe : Le royaume joue de l’urgence (contrôle des migrations) et de la lenteur (négociations agricoles), alternant les temporalités pour maximiser son influence.
Cette approche, qualifiée de « Realpolitik spirituelle » par l’analyste Karima Rhanem, puise dans la tradition soufie de la حِكْمَة (Hikma, sagesse pratique) : savoir quand agir vite et quand laisser mûrir.
Quand le Passé Éclaire l’Avenir !
Et si le Maroc exportait sa philosophie du temps ? Des pistes émergent :
1. Modèles hybrides : La startup « Clic2Pay » de Casablanca allie paiement instantané (technologie) et service client personnalisé (culture du lien).
2. Écologie temporelle : S’inspirant des agdals (aires de pâturage gérées collectivement), des ONG proposent une gestion cyclique des ressources, alternative au productivisme court-termiste.
3. Soft power culturel : Le film documentaire « Terre d’Islam : Le Soufisme au Maroc» (ARTE, 2018) Explore : Les rituels soufis et leur rapport au temps cyclique (dhikr, moussems), influençant des penseurs comme Hartmut Rosa (théoricien de la « résonance »).
Le Temps Marocain, un Art de Vivre Global ?
Alors que l’Occident carbure au café et aux deadlines toxiques, le Maroc a une carte à jouer : transformer la gestion du temps en expérience vibrante, loin des PowerPoints soporifiques. Imaginez des formations en entreprise où, au lieu de subir un gourou en costard psalmodiant « l’urgence de prioriser », on vous propose une retraite en pleine nature : le matin, atelier de méditation rythmée, l’après-midi, session de psychologie cognitive avec des cas pratiques.
Dans les écoles supérieures, c’est le même défi : remplacer les cours théoriques sur « l’organisation » par des « labos temporels ». Exemple:
- Jeu de rôle « Souk 2.0 » : Les étudiants négocient un contrat en respectant à la fois les deadlines et les codes relationnels marocains (temps du thé inclus).
- Appli « Zaman Flow » : Un outil pour gérer les notifications pendant le travail ou lors des pauses, tout en générant des rappels façon proverbes amazighs « Celui qui creuse deux puits à la fois ne trouvera pas d’eau ».
Le secret ? Désacraliser la productivité pour la rendre… fun. Par exemple :
- Battle de respiration : Qui tient le plus longtemps un cycle de (méditation soufie) avant de répondre à un e-mail incendiaire ?
- Journaling inversé : Noter non pas ses tâches, mais ses émotions face au temps – avec des stickers inspirés des motifs zellige.
Résultat ? +35% de créativité en équipes pratiquant la méditation selon Harvard Business Review (2021). Le piège à éviter ? Le folklore : la méditation soufie n’est pas un gadget, mais un ancrage dans 12 siècles de sagesse.
Bref, si le Maroc ose hybrider patrimoine et innovation, il pourrait exporter bien plus que des tomates ou des sardines : un art de vivre où le temps se danse, loin du métronome anxiogène.
Pourquoi ça marcherait ?
- Le jeu désamorce la pression tout en aboutissant à des résultats.
- Le lien ancestral donne du sens, contrairement aux méthodes importées type « Agile » perçues comme glaciales.
- C’est Instagrammable : une formation où on poste des stories entre méditation et résolution de cas, ça attire les talents.
Et si cette sagesse inspirait demain des politiques publiques ? Imaginez des villes où les feux rouges s’adaptent aux flux humains plutôt qu’aux algorithmes, ou des entreprises évaluant le bien-être avant les KPI.
Comme le murmure un proverbe de l’Atlas : « Celui qui presse l’olive n’obtient qu’une huile amère. » Le الزمن المغربي, en célébrant la lenteur fertile, offre au monde une réponse poétique à ses impasses – une invitation à danser avec le temps, plutôt qu’à le dompter.
Par Ghassane Belhaimer
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